Imaginez un homme. Son père vient de mourir. Dans sa culture, on s’inquiète lorsque l’esprit d’une personne quitte le corps, et qu’il puisse retrouver son chemin vers la communauté. Pour se rassurer, cet homme mange la chair de son père et l’aide ainsi à rester en lui et dans la communauté. Cependant, le reste du monde ne comprend pas cet acte de la même façon. Historiquement, les gens qui pratiquaient le cannibalisme, un type d’anthropophagie,[1] ont été dépeints comme sauvages ou barbares. Bien que la pratique puisse être comprise et considérée comme stratégie de survie comme nous le voyons dans diverses histoires et des pièces d’art telles « Le Radeau de la Méduse »,[2] aucune représentation des cannibales ne leur fait justice.
Dans ce mémoire, nous proposons une brève histoire de la représentation du cannibalisme, mettant l’accent principalement sur la religion, et les études anthropologiques françaises, afin de comprendre comment cette histoire se rapporte à la représentation des cannibales d’aujourd’hui. Nous soutiendrons que les cannibales représentés par les Français sont sauvages, cruels, inhumains et grotesques pour justifier leur subjugation politico-culturelle.
Qu’est-ce que le Cannibalisme : Régions, Raisons et Histoire ?
Pratiqué sur la plupart des continents à un certain moment historique, le cannibalisme était en particulier dans de nombreuses régions de l’Amérique du Sud, de l’Amérique du Nord, et dans certaines régions de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie. Aujourd’hui, on soupçonne que le cannibalisme continue de se pratiquer en Afrique centrale, dans l’ouest de l’Australie, dans certaines parties de l’Asie du Sud, et dans quelques endroits au centre et à l’est de l’Amérique du Sud (Goldman). Dans certaines cultures, le cannibalisme se pratique pour des raisons spirituelles, ou comme moyen de contrôle, voire même comme rituel de guerre, et ainsi de suite.
Il est extrêmement difficile de connaître le nombre de cultures cannibales aujourd’hui, en particulier parce que les anthropologues et autres chercheurs continuent de diaboliser habituellement ces cultures et refusent de les étudier. En fait, l’histoire du cannibalisme n’est enseignée typiquement qu’à travers des écrits fictifs. De ce fait, l’histoire est manipulée par le conteur.
Lorsque les colons et les explorateurs européens, y compris les Français, ont établi les premiers contacts avec des nations primitives, ils ont été choqués par le rite cannibale de ces dernières. Dans de nombreux cas à travers l’histoire, en particulier lors de la première rencontre, les explorateurs qui ont immédiatement condamné ce rite en raison de leur fixation sur la pratique du cannibalisme et, peut-être race. Vue cette représentation superficielle de l’histoire et de la culture indigènes, beaucoup d’Européens assumaient que ces cultures se limitaient uniquement à cette pratique « sauvage » et « barbare ». Ils qualifiaient l’autre de « non civilisé » et donnaient leur accord tacite à une emprise idéologique. Cette narration n’était qu’une tactique stratégique de contrôle et de justification raciste. En d’autres termes:
“The key insight is that in pancultural discourse and imaginative commerce, the human consumption of human flesh has served as a social narrative to enforce social control. Moreover, attributions of cannibalism remain [today] a potent political tool wielded by those who pursue agendas of racial and ethnic domination” (Goldman).
Bien que de nombreux pays européens aient rencontré des cultures cannibales, cette étude se concentrera sur la narration française. En particulier, elle propose d’analyser comment les colonisateurs, les écrivains et les historiens français ont représenté les cannibales aux XVIe et XVIIe siècles.
Cette manipulation explique la raison pour laquelle la connaissance de ces cultures du passé a toujours été considérablement limitée et leur représentation négative continue de ternir la réputation de ces cultures. Aujourd’hui, les cannibales sont considérés comme des gens répugnants et immoraux. Cet état d’esprit se perpétue par la relation de ceux qui ont le pouvoir et ceux qui sont dominés par cette puissance.
« Le Soi » et « L’Autre»
Afin de comprendre la relation que les Français ont eue avec une société cannibale, il est d’abord important de comprendre la relation entre le Soi et l’Autre. Ce sont des termes employés pour illustrer la relation entre ceux qui ont le pouvoir, le Soi, et ceux qui sont dominés ou définis par ce pouvoir, c’est-à-dire l’Autre. Ce concept a commencé dans les années 1500. Le Soi désigne généralement « le centre», tandis que l’autre représente « la périphérie ». Tout au long de l’histoire, le Soi est connu pour son rapport avec l’Autre de diverses manières, généralement d’une manière qui dégrade ce dernier et le représente comme problématique et inférieur.
Michel de Montaigne, le moraliste français du XVIe siècle, a commenté cette relation dans son essai « Des Cannibales » (Montaigne Vol. I, 31). Montaigne évoque de nombreuses raisons – spirituelles et autres – pour lesquelles certaines cultures pratiquent le cannibalisme. Il parle aussi de la complexité de cette pratique. Par exemple, il explique à propos d’une ancienne culture, qu’elle évoquait le cannibalisme lorsqu’elle avait besoin d’effrayer ses ennemis. Cependant, il termine l’essai par la célèbre pointe : « Mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses », faisant écho à ce que penserait ces compatriotes (Montaigne Vol. 1, 31). Ce commentaire ironique est la façon dont les Français de son temps jugent l’Autre ; ils ne se soucient que des apparences et de tout ce qui est superficiel.
Dans Write About All of This: Concerning Cannibalism Revisionism, Derek Petrey discute le rapport entre le Soi et l’Autre par rapport aux cultures cannibales et déclare que nous limitons notre compréhension du monde et ceux autour de nous quand nous déclarons l’Autre comme inférieur et non digne de consideration: « Once we accept the reality of cannibalism, historical and current, European and non-European, we may move past it to understand the people who practice it and the systems of meaning involved in its practice » (Petrey 120). En d’autres termes, nous limitons notre compréhension du monde par ne l’étude pas d’un groupe de personnes et d’autres cultures tout simplement parce qu’elles sont cannibales.
Ces quelques interprétations de la relation entre le Soi et l’Autre, entre autres, nous aident à mieux comprendre la relation entre les Français et les cultures cannibales qu’ils ont rencontrées. C’est à cause de cette puissance dynamique que les Français ont représenté les cannibales comme des gens assoiffés de pouvoir ou complètement inhumains.
La Représentation des Cannibales
Dans An Intellectual History of Cannibalism, Catalin Avramescu soutient un argument convaincant sur la façon dont les colons ont perçu et représenté les cannibales. Il décrit les différents types des cannibales. Par exemple, il y a « the cannibal proper » (Avramescu, 131), c’est-à-dire un type de cannibale qui est extrême et dangereux. Il s’agit généralement d’une personne qui mange une autre personne sans merci et pourrait même manger ses propres enfants :
« At this moment there appear to us, amid lamentations, those parents who, in the clutches of cruel hunger or in accesses of madness or wrath, have devoured their own fruit, and others, even more wretched, the black evil of whose enemies has made them devour their children, presented to them as food and prepared with a care that brings shame upon mankind » (Avramescu, 131).
A travers d’une telle analyse, nous commençons à comprendre comment et pourquoi les cannibales ont été représentés comme tels à travers l’histoire.
En outre, le Français a également dépeint le cannibale sous une certaine lumière à travers des œuvres artistiques. « Le Cannibale : Grandeur et Décadence » de Frank Lestringant montre de nombreuses représentations artistiques des cannibales à travers l’histoire. Par exemple, la première image est « Le Cannibale Hostile » d’André Thevet dans Les Singularités de la France Antarctique (1557) (Lestringant, 95). Tel qu’il est représenté, le cannibale donne l’impression d’être un monstre. Il a de grosses épines qui lui sortent du visage, ne porte aucun vêtement, sauf un collier, une coiffure élaborée. Il tient un arc et des flèches dans la main droite et soutient un regard hagard, mais hostile, des lèvres écartées et indique quelque chose avec l’index de la main gauche. Indique-t-il sa prochaine victime? Un autre exemple est la représentation de « La Faim et l’Envie » (1575) par l’artiste Etienne Delaune (Lestringant, 138), représentant une femme à demi-nue assise à côté d’une plaque sur laquelle gît un bébé mort. Les chiens affamés se trouvent à ses côtés, espérant que quelque chose tombe pour avaler. Un squelette est situé sur le plancher devant elle. Un crâne crache de la fumée vers le bébé à partir du coin supérieur droit. La femme mâche quelque chose entre ses dents. L’image est censée représenter la lutte contre la faim et l’envie de la jeunesse de son enfant. Elle mange l’enfant pour résoudre ces problèmes. Cette représentation des cannibales montre qu’ils sont cruels, sans cœur.
Un autre exemple de cette représentation serait dans le film 1971 How Tasty is My Little Frenchman de Humberto Mauro et Nelson Pereira dos Santos. Dans ce film, un Français est pris en otage par une tribu brésilienne qui le suppose Portugais en l’an 1594. Il tente de gagner leur respect pour ne pas être mangé. Grâce à sa relation avec eux, le public voit la façon dont les Français considèrent ces personnes. Ils ne portent que peu ou aucun vêtement, ont une organisation politique primaire et sont dépeints comme des êtres agressifs et assoiffés de pouvoir. Ce sont les détails que les colonisateurs croient « primitifs ». La scène où le Français ne peut pas obtenir plus de poudre à canon pour le chef de la tribu met l’accent sur la férocité du leader lequel, en poursuivant sa victime autour de l’espace communal, effraie et force tout le monde à l’extérieur. Il fait semblant d’être attaqué, grognant comme un animal sauvage. C’est censé être le moyen le Français les voit.
La liste se poursuit avec d’autres exemples de cette représentation. Une importante question est pourquoi les Français ont voulu dépeindre les cannibales de cette façon. Ont-ils honnêtement été témoins à de telles scènes cruelles et sans pitié? Etait-ce une tactique stratégique pour justifier auprès du public français la conquête et le génocide de ces personnes? Afin de comprendre la raison pour laquelle on cherchait à vaincre voire même annihiler ces gens, il serait utile de comprendre le rôle joué par la religion dans la conquête de l’Autre.
Le Rôle de la Religion
La religion a joué un rôle important dans l’histoire de la colonisation française et continue de jouer un rôle important dans la culture française et de la pensée aujourd’hui. Cependant, il est important d’examiner comment la religion a joué un rôle particulier dans la relation entre les Français et « l’autre» dans le contexte du cannibalisme.
Le français a utilisé la religion pour justifier l’occupation et le contrôle psychologique des cultures étrangères, comme ils le faisaient spécifiquement avec les cultures cannibales. En fait, il est plus logique qu’il a été utilisé pour les cultures cannibales parce colonisateurs voyaient parfois cannibales que démoniaque, leur donnant plus de raison de les endoctriner avec leur religion. Avramescu examine les différents points de vue de personnes religieuses sur cannibales:
« The first line of defense of the theologians is to appeal to the absolute power of God. In the logic of the objections to the theory of resurrection, the flesh of the body to be resurrected disappears into the black hole this is the body of the cannibal. And only an infinite power can save the dogma of resurrection from being dissolved in the gastric juices of the anthropophagus » (Avramescu, 129).
En d’autres termes, le corps de la victime d’un cannibale disparaît dans un trou noir et ne peut être ressuscité, à moins que Dieu n’intervienne.
Le rôle de la religion, en particulier selon les jésuites français, est traité dans le film Black Robe (1991) de Bruce Beresford. Cette histoire se déroule en 1634 et raconte l’histoire du Père Laforgue, un prêtre jésuite, et ses rapports avec les peuples autochtones canadiens – en particulier avec les indiens Algonquins et les Hurons dans les colonies de l’est du Canada. L’histoire est très tragique car beaucoup de gens sont massacrés, le tout au nom de la religion et de la colonisation. En fin de compte, les Hurons embrassent le christianisme, mais quinze années plus tard, ils sont massacrés à leur tour par les Iroquois, et la mission française arrive à sa fin. Même si le lien entre la religion et de cannibalisme n’est pas évident, ce film illustre comment la religion chrétienne essaie de contrôler « l’autre ».
Pour revenir au sujet du cannibalisme, la religion fonctionne de la même manière que dans l’exemple ci-dessus. En fait, certaines personnes, comme le jésuite français Lafitau, auteur de Mœurs des sauvages américains, comparées aux mœurs des premiers temps (1742), croyaient que la religion était quelque chose qui était non seulement souhaitée, mais nécessaire pour enseigner ces «barbares».
Conclusion: Quelle est la signification de ces représentations?
Ainsi que nous le comprenons de nos jours, tout au long de l’histoire, la France, ainsi que d’autres puissances européennes, a rencontré des cultures cannibales dans divers pays autour du monde, du Brésil à l’Australie. Voyant que c’était une pratique bien différente de tout ce qu’il avait vu, peut-être seulement entendu dans des histoires et des fables, le Français craint ces cultures et révoque de leur mérite.
Le Soi colonisateur a manipulé la représentation de ces cultures afin de mieux les contrôler. Cette stratégie idéologique justifiait la prise de possession de terres lointaines, l’esclavage des peuples autochtones, et leur endoctrinement par la religion chrétienne – par des actes tels que la construction d’églises chrétiennes et les conversions forcées et les baptêmes. Il est important d’étudier cette cause si nous ne prenons pas le temps de comprendre les autres cultures, nous bornons notre propre compréhension du monde présent et passé et risquons de répéter l’histoire. En comprenant cela, nous pouvons apprendre davantage sur diverses cultures et respecter le mérite de chacun a dans le monde.
[1] Il existe quatre types d’anthropophagie. Le premier est le cannibalisme qui consiste à consommer la chair d’un autre humain. Le second est l’auto-cannibalisme, c’est-à-dire la consommation de sa propre chair. Le troisième est la consommation de la chair humaine par un prédateur non-humain. Enfin, il y a l’hématophageola consommation du sang humain par des insectes. L’analyse suivante traitera du premier type de cannibalisme.
[2] Bien qu’il puisse servir à des moyens de survie, ce n’est pas son unique raison d’être.